Le paradoxe du client mécontent

Alors que j’expérimente, comme me l’a conseillé la Direction régionale belge d’Air Napoléon, persuadée de la supériorité dogmatique de sa compagnie, l’usage intensif de lignes concurrentes, il me vient quelques réflexions.

D’abord, il y a du vrai : quand on pratique régulièrement la même compagnie, on se lasse de ses défauts. Si lors d’un premier vol, on ne les perçoit pas toujours, la répétition peut s’avérer désagréable. Je l’ai souvent dit, ce n’est pas le biscuit de Grand-Mère Poularde chez Air Nap’ qui déplaît, c’est qu’il revient invariablement depuis trois ans, en libre service au salon dans l’aéroport, comme en-cas du court-courrier, en dessert du moyen-courrier, au bar du long-courrier. En fait, c’est écœurant à partir de la première tonne ingurgitée.  De façon similaire, même la musique d’ambiance diffusée dans l’avion à l’embarquement et à l’atterrissage, après l’annonce de la température extérieure, peut sembler désagréable, non qu’elle soit agressive, mais parce qu’au bout de quelques vols, elle rappelle des moments d’attente, les genoux coincés sous le siège que le passager sur la rangée précédente a choisi de baisser avant même le décollage, ou les yeux rivés sur la montre parce que l’avion est en retard, la porte ne s’ouvre pas, personne ne débarque et vous allez rater un rendez-vous important. Inconsciemment (en particulier chez les névrosés, glisseront perfidement ceux qui vivent mal la remise en question)  on associe des images négatives alors qu’il faudrait être heureux d’être sain et sauf, suffisamment nourri, libre de voyager, etc.

Reste qu’en termes d’images, certaines sont plus sympathiques que trois mères Poularde comprimées dans un emballage plastique transparent, que le rideau de séparation des cabines comme perspective visuelle à chaque vol (Air Napoléon réserve la rangée juste derrière ce rideau à ses passagers fréquents pour les punir de voyager en éco) ou qu’une annonce « à l’heure » imperturbablement affichée en salle d’embarquement plus de trente minutes après le décollage théorique. Ce que apparemment Luftanna a compris sans même qu’il faille le lui écrire dans un seul courrier de réclamation. Mais je dois me tromper : il faut voler plus encore avec Luftanna et les images négatives viendront.

Quand on pratique régulièrement la même compagnie, on se lasse de ses défauts. D’autant plus vite quand il y a beaucoup de défauts. En regardant les résultats financiers d’Air Napoléon pour l’an dernier, avec tous les indicateurs dans le rouge, je me dis que quoi que prétende son management qui-sait-ce-qui-est-bien, il doit y avoir chez eux un peu plus de problèmes.

Deuxième idée, issue de débats enflammés, à bord ou sur des forum de voyageurs, sur la souplesse que vous offre chaque compagnie en termes de poids de bagage, d’accès au salon, de surclassements éventuels à titre commercial ou plus simplement pour prendre deux croissants quand le steward vous tend un bac de viennoiseries. J’observe que certaines compagnies semblent donner à leur personnel une certaine liberté de jugement, pour offrir ou non à chaque passager un petit plus, un « avantage » qui n’est pas obligatoirement acquis. Pour se distinguer du low cost et de ses règles impitoyables dès le premier kilo en trop. Pour donner au passager un argument pour préférer cette compagnie aux concurrentes. Pour éviter la répétition d’une routine de vol, dans laquelle vous refusez avant qu’on vous la propose le triplet emplastiqué de la mère Poularde, alors qu’on va jeter à l’escale la moitié des chocolats proposés aux passagers assis de l’autre côté du rideau qui vous bouche la vue.

Air Napoléon a rigoureusement banni ces pratiques indignes. Pour le noble prétexte, régulièrement répété par le service pare-choc dans ses courriers quand on l’interpelle sur le manque d’intelligence dans sa relation commerciale, qu’un voisin qui ne bénéficierait pas du service s’en trouverait brimé. D’un côté, on m’explique, en m’invitant à l’expérimenter auprès de Luftanna, que la perception de la compagnie n’est pas identique pour un passager occasionnel et pour un voyageur fréquent, d’un autre on considère qu’il faut apporter scrupuleusement les mêmes réponses, les mêmes attentions, à tous les passagers car il ne peut avoir de différence. Si c’est comme ça, je souhaiterais désormais recevoir le kit de jouets et autres crayons de bricolage distribué à certains passagers, sous le seul prétexte qu’ils ont moins de douze ans. Et remercier d’autant plus l’hôtesse sur mon dernier vol Paris-Genève, qui a offert à mon voisin et moi-même un verre de champagne, pour compenser l’inévitable position rideau qui nous avait été attribuée dans un appareil pourtant quasi-vide.  Il faut dire que le passager à mes côtés était particulièrement dépité : il avait oublié un objet dans la poche du siège sur son précédent segment, et on lui avait interdit de retourner le chercher alors que le débarquement n’était pas terminé.  « A condition que le vous buviez discrètement, il ne faut pas que le chef de cabine s’en aperçoive » avait précisé l’hôtesse à voix basse à propos du champagne.

Car les règles strictes, imposées sans discernement, sont aussi, vous dira Air Napoléon, une mesure contre les tricheurs. Si on donne au personnel un peu de liberté de jugement, certains vont en profiter pour en tirer abusivement avantage. Et de raconter toutes ces  histoires atroces sur les passagers qui réservent systématiquement des vols avec escale, souvent moins chers, et tentent d’embarquer sur le second segment sans avoir parcouru le premier. Dès lors qu’on pense que ses clients sont des tricheurs, quelles règles faut-il inventer pour éviter que des passagers espiègles remplissent leur valise de pierres avec pour seule idée de bénéficier d’une franchise bagage supplémentaire qu’ils obtiendraient en abusant de la générosité du personnel ? Et que faire de ceux qui se font systématiquement accompagner dans leurs déplacements par deux compères, non pas parce qu’ils ont besoin de faire le voyage, mais parce qu’il faut être trois pour bénéficier abusivement d’un invité de plus au salon ? Les possibilités sont infinies, d’autant que – c’est en tout cas ce que m’a indiqué un manager de la compagnie – si les passagers sont des tricheurs, le personnel peut l’être aussi, et monnayer les avantages qu’il lui revient d’arbitrer. Ainsi, Air Napoléon n’a confiance ni dans ses passagers (surtout ceux qui publient des blogs dénigreurs et infondés) ni dans ses équipages (surtout ceux qui cherchent à satisfaire les passagers). Et impose des règles encore plus strictes pour éradiquer les tricheurs.

En regardant les résultats financiers de la compagnie pour l’an dernier, avec tous les indicateurs dans le rouge, je me dis qu’effectivement, les tricheurs – à défaut de pouvoir tricher – ont préféré ne pas dépenser leur argent chez Air Napoléon. Et sans doute aussi les voyageurs honnêtes n’ont pas voulu dépenser beaucoup pour une compagnie qui ne fait jamais de cadeau.

Le paradoxe étant, bien sûr, d’expliquer au management qui-sait-ce-qui-est-bien, que peut-être il serait temps de remettre un peu d’intelligence dans ses process, de confiance envers ses équipes et des clients et de souplesse dans son offre de service. Dans son esprit de rigueur, une telle idée ne peut venir que d’un tricheur qui cherche à faciliter ses méfaits.

Il ne faut donc pas espérer d’attentions sympathiques lors d’un vol sur cette compagnie, ni aucune souplesse ni aucune considération. Uniquement la routine, avec les défauts qui se répètent et jamais de bonne surprise. Effectivement dans ce cadre, quand on pratique régulièrement la même compagnie, on se lasse très vite de ses défauts

Surtout qu’à présent qu’elle est ici dénoncée, l’hôtesse qui vole du champagne pour l’offrir du mauvais côté du rideau devrait rapidement être recadrée.

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